23
Vendredi 31 mars. Le jour suivant, les choses sérieuses étaient censées commencer. On feuilletait les journaux à la recherche d’un quelconque adoucissement, d’une inflexion vers une situation à demi normale et imaginable. Mais non, rien. Juste quelques aggravations, et de froides et minutieuses instructions de détail concernant la marche à suivre et le comportement à adopter.
Pour le reste, business as usual. L’animation régulière des rues affairées ne trahissait pas que cette ville se préparait à vivre des instants d’exception. Les magasins juifs étaient ouverts, et vendaient comme toujours. Aujourd’hui, il n’était pas encore interdit d’y faire ses achats. Cela ne commencerait que demain : demain matin sur le coup de huit heures.
Je me rendis au palais. Il était semblable à lui-même : gris, froid et paisible, retranché de la rue derrière un rempart distingué d’arbres et de pelouses. Ses longs couloirs et ses vastes salles étaient comme toujours peuplés d’avocats en toges de soie noire flottantes, des dossiers sous le bras, la mine correcte et concentrée, qui filaient telles des chauves-souris furtives. Les avocats juifs plaidaient leurs causes. C’était apparemment un jour ordinaire.
Je me rendis à la bibliothèque, comme si c’était un jour ordinaire – je ne siégeais pas –, et m’installai à une des longues tables avec une pièce sur laquelle je devais rédiger un rapport. Une affaire compliquée, avec des points de droit embrouillés. Entouré des gros volumes de commentaires que j’avais traînés à ma place, je feuilletais des recueils de jurisprudence en prenant des notes. Dans la vaste pièce régnait, comme tous les jours, le silence affairé qui émane d’un travail intellectuel multiple et concentré. Le crayon qui jouait sur le papier mettait en mouvement, subtils et invisibles, les rabots et les limes de la procédure juridique ; on subordonnait, on comparait, on soupesait la signification d’un mot dans un contrat, on cherchait quelle portée le tribunal attribuait à un article du Code. Puis quelques mots griffonnés sur une feuille de papier – et il s’était produit quelque chose comme un coup de bistouri, une question était éclaircie, un élément du jugement défini. Pas la décision elle-même, bien sûr : “Il est par conséquent sans importance que le plaignant… il convient donc maintenant d’examiner…” Travail prudent, précis, muet. Chaque occupant de la salle plongé, isolé dans le sien. Même les appariteurs, mi-huissiers, mi-sentinelles, avaient dans la bibliothèque une démarche feutrée et une tendance à s’effacer. Il régnait à la fois un silence extrême et, dans ce silence, l’extrême tension d’une activité diverse : quelque chose comme un concert muet. J’aimais cette atmosphère dense et stimulante. Aujourd’hui, j’aurais eu du mal à travailler chez moi, seul à mon bureau. Ici, c’était très facile. Les pensées ne pouvaient pas s’égarer. On était comme dans une forteresse, ou plutôt comme dans un alambic. Nul souffle d’air extérieur ne pénétrait ici. Ici, pas de révolution.
Quel fut le premier bruit nettement perceptible ? Une porte claquée ? Un cri rauque et inarticulé, un commandement ? Tirés brusquement de leur travail, les présents tendirent l’oreille intensément. Il régnait toujours un silence absolu, mais sa nature s’était modifiée : ce n’était plus un silence studieux, mais celui de la peur et de la tension. Dehors dans les couloirs, on entendit des piétinements, une cavalcade qui montait l’escalier, puis un vacarme confus d’appels et de portes claquées. Quelques personnes se levèrent, allèrent à la porte, l’ouvrirent, regardèrent ce qui se passait, rentrèrent. D’autres se dirigèrent vers les appariteurs et se mirent à parler avec eux – encore à voix basse, dans cette salle, on ne pouvait parler qu’à voix basse. Dehors le vacarme grandissait. Quelqu’un lança dans le silence persistant : “Les SA.” Puis un autre, sans même élever la voix : “Ils jettent les juifs dehors”, et deux ou trois personnes se mirent à rire. Ce rire fut sur l’instant plus effrayant que la chose elle-même : dans un éclair, on comprenait que dans cette pièce, comme c’était étrange, il y avait des nazis.
Peu à peu, l’inquiétude, qui n’avait d’abord été que sensible, se faisait visible. Les gens qui travaillaient se levèrent, tentèrent d’échanger quelques paroles, puis se mirent à marcher de long en large, lentement, sans but. Un monsieur distingué, manifestement juif, ferma ses livres sans mot dire, les replaça soigneusement sur les rayonnages, rangea ses dossiers et sortit. Peu après quelqu’un se dressa dans l’embrasure, peut-être une sorte d’huissier en chef, et dit d’une voix forte, mais posée : “Les SA sont ici. Les messieurs juifs feraient mieux de quitter la maison pour aujourd’hui.” En même temps, on entendit, comme pour illustrer ses propos, crier dans le couloir : “Dehors, les juifs !” Une voix répondit : “Ils sont déjà dehors”, et à nouveau j’entendis les deux ou trois rieurs de tout à l’heure émettre un gloussement bref et joyeux. Je les vis. C’étaient des référendaires comme moi.
Tout cela me rappela soudain, d’une façon déconcertante, le carnaval interrompu voici quatre semaines. Débandade ici aussi. Beaucoup rangèrent leurs serviettes et partirent. “Vous avez le droit de rentrer chez vous”, me rappelai-je. En avaient-ils encore le droit ? Aujourd’hui, cela n’allait plus vraiment de soi. D’autres, abandonnant leurs affaires, sortirent voir ce qui se passait dans le bâtiment. Les huissiers, encore plus que de coutume, montraient par toute leur attitude leur désir de s’effacer. Un ou deux de ceux qui étaient restés allumèrent une cigarette – ici, dans la bibliothèque du tribunal ! Et les huissiers ne disaient rien. Cela aussi, c’était la révolution.
Les curieux racontèrent plus tard ce qui était arrivé dans le bâtiment. Pas la moindre atrocité. Tout s’était fort bien passé. La plupart des séances avaient manifestement été interrompues. Les juges avaient ôté leur toge et quitté la maison avec une modestie courtoise, descendu les escaliers flanqués de SA. Il n’y avait eu un peu de grabuge que dans la salle des avocats. Un avocat juif s’était rebiffé et avait été roué de coups. Plus tard, j’ai su de qui il s’agissait : non seulement cet homme avait reçu cinq blessures à la guerre et y avait perdu un œil, mais il y avait atteint le grade de capitaine. Sans doute, pour son malheur, se souvenait-il de l’attitude qui ramène les mutins à la raison.
Entre-temps, les envahisseurs avaient fait leur apparition chez nous. La porte fut ouverte violemment, des uniformes bruns se ruèrent à l’intérieur, et l’un deux, manifestement le chef, cria d’une voix retentissante, d’une voix au garde-à-vous : “Les non-aryens ont à quitter immédiatement la boutique !” Je remarquai qu’il employait la formule recherchée de “non-aryens”, et le terme vulgaire de “boutique”. À nouveau, quelqu’un répondit, le même que tout à l’heure : “Ils sont déjà sortis.” Nos huissiers au garde-à-vous semblaient sur le point de porter la main au képi. Mon cœur battait. Comment sauver la face ? Ne pas faire mine, ne pas se laisser troubler ! Je lus mécaniquement une phrase au hasard : “L’affirmation de l’accusé est inexacte, mais sans importance…” Faire comme s’ils n’étaient pas là !
Cependant qu’un uniforme brun se plantait devant moi :
— Êtes-vous aryen ?
Sans même réfléchir, j’avais répondu :
— Oui.
Un regard investigateur à mon nez – et il se retira. Quant à moi, le sang me monta aux joues. Un instant trop tard, je ressentis ma honte, ma défaite. J’avais répondu “oui”. Bon, d’accord, j’étais aryen. Je n’avais pas menti. J’avais seulement permis une chose bien plus grave. Quelle humiliation, que de répondre consciencieusement, au premier venu qui me le demandait, que j’étais aryen – ce à quoi je n’attachais d’ailleurs aucune valeur. Quelle honte d’acheter ainsi le droit de rester en paix derrière mon dossier ! Je m’étais fait avoir ! J’avais été recalé dès la première épreuve ! Je me serais giflé.
Quand je quittai le tribunal, il était comme toujours, gris, froid et paisible, retranché de la rue derrière le rempart distingué des arbres de son parc. On ne pouvait pas voir qu’il s’était effondré en tant qu’institution. On ne pouvait sans doute pas voir non plus en me regardant que je venais de subir une terrible défaite, une humiliation à peine réparable. Un jeune homme bien habillé descendait la Potsdamer Strasse. La rue non plus ne trahissait rien. Business as usual. Et toujours, dans l’air, le grondement de l’inconnu qui s’approchait…